Anatomie d’un cri

Inspiré de Lysistrata d’Aristophane, un récit imaginaire qui se déroule en 2045, dans un continent déchiré par un conflit…

Lysistrata : Il faut donc nous priver de tout ce qu’ils voudraient nous donner … Pourquoi me regardez-vous de travers ? Où allez- vous ? …Or je puis vous assurer qu’ils feront bien vite la paix, si nous ne répondons pas à leur empressement et si nous savons nous contenir. Traduction André-Charles Brotier Editions Pocket Classiques.

Extrait : Mai 2045.  Salle de conférence comble dans l’université de médecine. Une jeune chirurgienne s’exprime avec véhémence devant un public exclusivement masculin et dubitatif. Sur les murs pendent des planches d’anatomie ; entre les hautes fenêtres, les portraits de scientifiques illustres. Depuis dix-huit ans, toutes les femmes de l’État de Sauri ont l’obligation d’avoir au moins trois enfants, dans le but de renouveler les contingents des forces armées. Toute résistance est punie d’enfermement. Les femmes qui s’opposent sont déclassées, inséminées de force et des études scientifiques minutieuses sont conduites sur leur cerveau.

Extrait : « Vous allez ouvrir le ventre de cette femme pour délivrer l’enfant pris au piège, l’enfant qu’elle porte sous contrainte. Il servira demain au front lors d’une prochaine mobilisation. Cessez ces outrages. » Dans une salle voisine, sur la table d’opération la jeune femme, Octavia, épuisée, le ventre en colline rebondie, attend le geste qui doit la libérer. Son visage n’est pas visible.

Extrait : Sur le ventre avance un minuscule serpent hôte du jardin universitaire. Dans l’arbre, il a tendu la pomme. Sa tête farouche oscille. Il protège la jeune femme et sera le gardien de l’être à venir. Il veille sur l’enfant à naître. Avec une allure de paon, mystérieusement droit, sa queue forme un ruban grège. Son corps dessine un sceptre, un hiéroglyphe tendant une main vers l’enfant dans un geste souple. Sous les rais de lumière défilent en gammes les sons d’orgue blanc. Soudain le silence de feutre de la grande salle d’opération est rompu. Un cri. La mère. L’enfant.

Extrait : Le serpent prend de nouveau sa défense et fixe les visages clos. Il s’interpose entre elle et les armes, les pics et la faux dont l’ombre squelettique appelle déjà la mort. Ses écailles hérissées et râpeuses sont une cuirasse protectrice. Au loin des animaux marins oscillent dans la pénombre de tentacules et de viscères. Des soldats en tenue de camouflage ont une expression figée d’effroi et leurs dents claquent devant les baïonnettes levées.

Extrait On aperçoit la trace rouge de l’ancien chemin de communication entre les nerfs et les veines, où passait l’influx nerveux qui a été tranché. La guerre touche à son comble, les tanks-crabes, les araignées- harpons, les filets-os et tentacules-doigts se faufilent, pénètrent les chairs, l’acier, se dispersent dans les cœurs, en poudre, en éclats bleus, mordorés, en lumière fine de sang. Un cri blanc fait vaciller la pénombre. Les fumées d’hydrocarbures des dépôts incendiés couvrent la langueur du couchant.

Extrait La guerre est lasse, elle s’efface. Lysistrata et Octavia ont eu gain de cause. Le métal a cessé de rugir, il est tombé en poudre fine sur le sol empoisonné par les bombes. Les armes sont rangées, la paix rétablie est inscrite dans les Constitutions.

Partout la fête, on s’enivre de liberté. Les fûts de bière sont percés, les vins d’Arménie, de Bohème et de Moldavie coulent. Les hommes pansent leurs plaies. D’autres se désolent et pleurent la dispersion de leur famille, les enfants perdus.

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