Cuenca, Juin 2024, épisode 1
Une montée raide, les marcheurs s’essoufflent. Fumées de gaz d’échappement d’un taxi. À l’entrée du Parador, un cocktail
Un bassin calcaire avec eau blanche, des colonnes corinthiennes éclairées dans une cour carrée. Trois cyprès apportent un semblant d’ombre et la fraîcheur. Un laurier dans un pot de céramique se cache dans un coin. Les gens palabrent. Je fais la connaissance de Keiko. Le public discute dans une ambiance calme après la conférence sur l’œuvre de Kozo Okano et Keiko Mataki. Le personnel du traiteur s’active, un liteau de service blanc autour de l’avant-bras, ramasse les verres, rassemble les tables vides. On sent la lassitude de fin de soirée sur leurs visages. Le public discute encore, les cocktails sont terminés, les petits fours engloutis, le vin est rangé. Il a fait un peu tourner les têtes.
L’ancien Parador, lieu de pouvoir, converti en hôtel et centre d’exposition. Contre son flanc, un bâtiment religieux transformé en musée : l’Espace Torner. On a sculpté dans l’épaisse chantilly de calcaire une façade d’église agrémentée de colonnades, de frises, de surépaisseurs de pierre en ornements chargés. Une porte de chêne monumentale mange la façade.
Se tourner vers Cuenca. Constructions de falaises, des roches comme des pénitents, des façades musulmanes… Une ville suspendue, recroquevillée, comprimée. La nuit tombée, à peine distingue-t-on le pont et les murs biscornus, boursouflés d’ombre. Ils cachent des points lumineux et des cours abritées. Églises mausolées perchées sur une falaise au bord d’un torrent. La végétation se faufile dans les cavités et le cheminement des gorges. Elle ajoute un paysage d’algues nocturnes : les plantes masquent l’aridité de la roche et les quelques points lumineux des bâtisses qui se succèdent.
Depuis le milieu de la passerelle de bois qui oscille au rythme des passants, on sent les courants d’air se faufiler dans le creux de la vallée. Ce paysage est né de temps mythologiques, de mouvements telluriques qui ont soulevé ces roches organiques pour les malaxer et les modeler avec au fond le torrent qui creuse. Comme sous l’effet d’un maelström, la ville a épousé la colline.
Cuenca, Épisode 2
À l’aube, des maisons de papier plissé. Une lithographie de façades en restanques. Les jours se succèdent. Sept heures. Faire claquer la vieille porte de bois cloutée, numéro 3, rue de la Monnaie. Des changeurs vivaient sans doute ici dans la Cuenca médiévale. Se retrouver plongé dans la ruelle étroite et vide ; vieux barreaux de fer forgé, escaliers pavés de galets. On entend du bruit dans un appartement en hauteur. Un balancement de linge dans l’air du matin manifeste une présence dans la trouée de ciel clair des immeubles serrés. On distingue des vols de martinets. Leurs chants stridents, leurs sifflements aigus rappellent l’évidence du jour. Là-haut le linge poursuit son mouvement suspendu au fil. Une chemise de nuit de femme écarte les bras et s’étire légèrement dans l’air frais du matin.
Un peu plus loin une maison rasée. On distingue encore les papiers peints sur les murs, de vieux enduits à la chaux tout craquelés. Des traces de vie, un clou peut-être où un portrait était suspendu. Ne restent que les marques des planchers sciés au ras du mur, comme des pointillés. Les cloisons sont des timbres postaux posés sur une grande carte de brique de façon désordonnée. Des maisons sont à vendre. Elles seront rénovées ou reconstruites puis transformées en appartements touristiques loués sur des plateformes en ligne.
La Bodeguita Capu est fermée. Hier soir nous sommes venus boire un verre autour de minuit. Sortir de la rue de la Monnaie et déboucher dans une avenue passante. Un chat file dans un élan salvateur. Des personnes vont travailler. Les camions poubelles passent suivis d’engins de chantier. Sur la place une boulangerie. La décoration des boutiques et la typographie des enseignes sont différentes de chez nous. Cuenca n’est pas encore victime de la globalisation qui uniformise tout jusqu’aux polices de caractères.
Arrivé au niveau de la porte de Valencia. Longer le chemin qui borde le Huécar puis s’élever vers le pont suspendu. Attendre ce rendez-vous matinal pour voir la lumière ouvrir le jour et rehausser la beauté des constructions. Pourquoi chaque jour, la lumière rasante sur les enduits de chaux, les ocres parfumés, les pierres disposées en rang, sur la matière brute et froissée d’une roche calcaire égratignée par le temps, mangée, rongée ?
Les façades religieuses, réaménagées avec des ouvertures plus grandes, affichent les vieux cadres de fenêtres sculptées en ogive et l’ajout de commodités soutenues par un pilier de pierre, à l’étage d’un ancien séminaire. Une roche forme une verrue sur le pourtour de la falaise. À ses côtés on a construit des murs, un ensemble architectural complexe, une sorte de Mont Saint Michel, des corps de bâtiments agglutinés empilés au fil des siècles.
Cuenca, Épisode 3
Près du Parador, une passante pressée, dans un léger déhanché, retourne au travail un sac sur l’épaule. Le pont de fer couleur brune relie les deux parties des gorges. Vertige au contact du vide. Ciel encore intensément bleu avant la blanche fournaise d’été et l’affluence touristique.
Sur l’autre rive, une église réagencée en musée public héberge une collection privée, le Centro de Arte Moderno y Contemporáneo de Castilla-La Mancha Roberto Polo. En compagnie de la galeriste marseillaise Ginette Turpeau Parres et de la sculpteur Carmen Otero, nous cheminons entre un Portrait de madame Bellelli de Degas, un Don Quichotte de Picasso, un Soldat de Delacroix et une série d’œuvres d’artistes contemporains, belges, français et allemands. Les grandes toiles du peintre belge Wladimir Moszowski évoquent Monet.
À l’extérieur un groupe de touristes avance dans la ruelle en claudiquant. Tous lèvent le museau vers le ciel, et les façades élancées des immeubles médiévaux, suivant les instructions que leur distille un guide dans une oreillette.
La visite du Museo de Arte Abstracto Español,
fondé par Fernando Zobel, étonne par son cadre. Une ancienne maison suspendue de Cuenca accueille une collection des grands noms de la peinture abstraite espagnole.
S’approcher d’une fenêtre de bois, et apercevoir, surplombant les gorges et la ville, la statue du Christ. Sentir les rayons du soleil traverser l’épaisseur du verre. Contact sans matière. En prenant un peu de hauteur, on aperçoit la plaine alentour. On imagine Don Quichotte parcourant la Mancha.
Le soir à la Fondation Antonio Perez, nous retrouvons Keiko pour la rétrospective de l’œuvre de son mari Kozo Okano. Discours officiels par le directeur de la fondation Jesús Carrascosa Sariñana et le critique d’art Alfonso del Torre. Une vidéo réalisée par Alberto Bermejo Rodríguez retrace la vie du peintre. Keiko vêtue de noir, salue l’assistance, dans une attitude toute japonaise, visiblement touchée par cet hommage à son mari disparu. L’inauguration est suivie d’un cocktail dans la cour étagée de la Fondation Antonio Perez. Rencontre du poète Jose Angel Garcia, de la directrice de la fondation Torner Marta Moset et des personnalités de la ville. Discussion avec Keiko.
Keiko Mataki, formée à la peinture japonaise traditionnelle à Tokyo s’est installée à Cuenca avec son mari le peintre Kozo Okano dans les années soixante-dix. Tous deux attirés par le patrimoine de la ville et le dynamisme du mouvement d’art moderne. Leur travail associe l’esthétique japonaise aux techniques de l’art abstrait. Keiko collabore aujourd’hui avec des artistes locaux et fait partie intégrante de la scène artistique de Cuenca.
Cuenca, Épisode 4
L’avoine sèche balance sa haute tige dans la brise de l’aube. Inflorescence distinguée. Les fines glumes tournent comme des voiles. Elles observent les grands arbres. Ils donnent à Cuenca sa fraîcheur…
On est parfois seul comme ces graminées sur le bord du chemin. Pour apprécier les moments de solitude, se savoir entouré. La solitude absolue est un gouffre.
Au-dessus, en embuscade dans un acacia, un pivert, ventre rouge, s’active et martèle du bec à la recherche d’insectes dans une branche morte. Cet individu discret se distingue en toquant à la porte du jour.
Pivert rythme le courant
solstice de juin
mobiles martinets
Déjà au niveau de la passerelle. Sans coup férir, du regard posséder la vallée.
Emprunter le sentier qui mène au Christ de Cuenca. Dans un creux de la gorge, la lumière tâtonne, rampe, hésite à franchir le pas du jour. Au col, les premiers rayons se pressent, se bousculent, impatients de dévaler sur la ville. Les éclaireurs attendent le reste de la troupe. La ville est encore sombre. En un instant elle s’éclaire.
Au sommet de Cuenca le Christ.
La terre est d’un ocre rouge relevé à l’horizon. Des boursouflures vertes déforment la plaine. L’autoroute grave un ruban de rails et se dilue dans le sable des arbres, au fond de ce que les yeux perçoivent. Au-delà, on ne sait plus. Le mur de la vision est franchi.
Repérer les immeubles à la périphérie de la vieille ville. Constructions neuves plus ou moins espacées. Au centre, Cuenca accrochée à sa falaise, un promontoire qui se prête bien au jeu des architectes. Assez long et large, il s’est aisément laissé bâtir. D’abord en retrait, puis toujours plus près du vide pour gagner le jour. D’un côté, les édifices religieux et palais de la noblesse, de l’autre, les faubourgs où d’étroits immeubles se collent et cherchent à gratter la lumière. Une vie organisée autour du cœur de la ville. La plupart des bâtiments se trouvent du même côté de la rivière, frontière naturelle. Sur les flancs, des quartiers d’habitation plus récents, plus modestes se sont établis.
Cuenca, Épisode 5
En voiture avec la peintre Keiko Mataki, la galeriste Ginette Turpeau Parres et la sculptrice Carmen Otero en direction de SAN Clemente, plaine de la Mancha. La Fondation Antonio Perez organise une rétrospective de l’œuvre de Keiko Mataki. Les deux salles spacieuses et lumineuses se prêtent bien au jeu des couleurs, aux ombres de ses dessins. Différentes époques de sa vie. Des peintures pleines d’énergie, des gravures en noir et blanc plus sombres, expressives. Couleurs et formes lui sont propres, un jaune est sa signature. Beaucoup de finesse et d’émotion dans son œuvre, où l’on trouve des influences de Miro, Kandinsky, Niki de Saint Phalle et Klee. Une vitrine présente le dossier, mêlant eau-forte et poésie intitulé De Sombra en sombra, qu’elle a réalisé avec le poète japonais Hisashi Honda, et Charla de sombra le poème en plusieurs langues qu’elle m’a proposé d’écrire sur une série de ses gravures.
Une cinquantaine de personnes assistent aux discours du directeur de la Fondation Jesús Carrascosa Sariñana, puis du critique d’art Alfonso del Torre. Keiko, vêtue de noir, distinguée, s’exprime brièvement et salue son public. Lecture du poème Charla de sombra puis visite de l’exposition. À treize heures le public se disperse.
La chaleur est écrasante dans les rues de la ville. Après le déjeuner, nous recherchons un peu d’ombre dans un parc, et prenons un verre dans une librairie bar à vin. On y croise Rosa María Vera une artiste peintre de Cuenca et son compagnon qui nous invitent à dîner chez eux le lendemain. Retour vers Cuenca sous le soleil encore brûlant de fin d’après-midi.
Cuenca Épisode 6
Nouvelle aube. Traverser la calle de la Moneda, prendre la direction de l’est. Atteindre le parc où la rivière Huécar mêle ses eaux au fleuve Jucar et sortir de l’emprise des vieux quartiers qui aimantent le visiteur. Aller à la rencontre des quartiers repérés la veille et de ses habitants à la périphérie de Cuenca. Peu de bruit encore, les tourterelles s’animent de leur patience d’oiseau. Elles répondent d’arbre en arbre. Un couple d’écureuils, le panache aérien, profite du calme pour se nourrir. Dans l’air du parc, une odeur de solstice. Des parfums de paille séchée se mêlent à la fraîcheur encore humide de juin. Le début d’été cohabite avec la languissante fin du printemps.
Passer sous le pont SAN Anton et longer le fleuve jusqu’à l’autoroute. Des arches de ciment supportent une voie rapide privée d’élégance. Le tout est fonctionnel. D’énormes canalisations fixées sous le parapet évacuent en temps utile le trop-plein des pluies. On voit quelques passants, là-haut, à travers des grilles, traverser le Jucar.
Plus loin, mémoire d’une voie ferrée désaffectée, un vieux pont gris métal laisse filtrer la lumière. Acier marqué de rouille. On aperçoit les traverses de chemin de fer, organisées en continuité géométrique, se mêler à la frondaison hirsute des essences de bord de rivière : trembles, peupliers, acacias. Les nouveaux maîtres du lieu. La végétation est libre, plus aucun train ne passe.
Franchir le fleuve sur une passerelle, et parcourir des quartiers espacés, construits dans les années soixante-dix ou quatre-vingt. Des immeubles arborés de quatre ou cinq étages entourés de nombreuses places de stationnement. Appartements bien éclairés, double exposition. Une vie agréable et confortable sans doute. Ici, des écoles, peu de commerces. Des habitations construites les unes à la suite des autres, façades en carrelage ou en brique peinte.
Poursuivre ce cheminement et arriver à un grand rond-point. De l’autre côté, un défilé de maisons individuelles, un quartier plus aisé, d’une autre génération. Enfin à la périphérie de la ville, les quartiers construits dans les années 2000. Immeubles de briques sobres et rectilignes un peu trop uniformes. Peu d’âme, manque de vie. On croirait traverser un quartier de bureaux. Au-delà les cultures reprennent leurs droits. En attendant de futures vagues de vie humaine.
Retour par le quartier de l’hôpital, le long du fleuve. Beaucoup de constructions administratives ou industrielles à l’abri des regards. Faire une boucle et revenir en direction de la vieille ville qui s’anime lentement. Neuf heures. Le soleil tape.
En sillonnant la ville de part en part, en ligne droite, comme un carottage, une prise de vue, une immersion, une dissection, une coupe longitudinale, une analyse des strates sociologiques, on peut la sentir dans toute son épaisseur, dans sa chair. On peut décoder un peu de son mystère.
Cuenca, Épisode 7
Au retour, devant les étalages colorés d’un marchand de fruits, se poser sur un muret pour assimiler ces instantanés, laisser à l’esprit le temps de reprendre son souffle. Chemin au bord du fleuve où des passants avec leur chien échangent quelques mots. Parc où s’enlace un jeune couple assis sur un banc, garçon à la moustache naissante, jeune fille longue tresse.
Plus loin, une jeune femme, les cheveux encore mouillés de la douche, arbore une robe flottante. Elle avance d’un pas décidé, le regard un peu en coin. Son visage exprime un désaccord ou un mécontentement. Quelle obligation la retient ?
Une jeune mère, accompagnée de sa fille, en tenue du dimanche, sort de la presse, un sac en bandoulière sur l’épaule. Sa fille porte un foulard pour nouer ses cheveux. Elle a acheté un livre de coloriage qu’elle tient dans un sac en plastique. Dans les vitrines, différents magazines aux couvertures colorées.
Beaucoup de magasins sont fermés, mis à part les marchands de fruits et de journaux. Peu de touristes ici, on croise les habitants du quartier. Un peu plus loin, la mère et sa fille traversent au passage piéton. Sans doute se rendent-elles à un déjeuner dominical. Il est bientôt dix heures. Je n’ai pas entendu de cloches d’église.
Dans le parc SAN Julian, un immense kiosque décoré de céramique jaune et bleue attend ses musiciens. Tout autour une arène où le pas s’enfonce, propice aux jeux.
Descendre l’escalier jusqu’à la rivière Huécar, odeurs de tilleul et d’eau autour du vieux pont de pierre. Une végétation suspendue prend place entre les joints de ciment.
Onze heures. Dans le quartier populaire SAN Anton, au nord de la ville, les cloches d’une église appellent avec conviction. Village d’habitation, niché au creux de la colline, dans un méandre du fleuve, protégé par la roche, abrité du vent du nord. De loin, l’agencement des maisons forme une composition d’enduits de terre sur les versants. Tous ces tons donnent une harmonie apaisante à la ville. La tuile, le badigeon de façade clair, le mur ocre vif s’intègre dans le paysage. Rien ne jure. Le charme de Cuenca est aussi dans son paysage urbain de faubourgs mêlés à la roche.
On peut faire le tour de la cité en longeant les deux cours d’eau. Revenir au pont de La Trinité, en direction de la place Mayor et de la cathédrale. Une longue échelle de marches impraticables aux voitures mène jusqu’à la vieille ville. On a vite fait de s’essouffler. La ruelle n’est pas trop étroite, le jour parvient à s’immiscer entre les immeubles et les lourdes grilles de fer forgé des fenêtres.
Sous un porche de l’ancienne porte d’enceinte, ne subsistent que les gonds scellés dans la pierre. À l’extérieur les gorges du Jucar se faufilent sous le flanc du coteau, dessinent dans la roche calcaire un bras, un peu perdu dans son passé.
Cuenca, Épisode 8
Dans le jour naissant, les martinets s’emparent de la porte de Valencia pour vivre leur art de voltigeurs. Ils tournent sur la petite place, entre les immeubles colorés et la façade de l’Immaculée Conception, puis s’engouffrent entre les arbres dans un tourbillon sonore.
Quel souffle les pousse à virer ainsi ? Leurs ailes se resserrent un instant, flottent en cercles mouvants, puis se rééquilibrent grandes ouvertes. Dans l’aube et la pâleur du ciel, ce vol bruissant de martinets, répond aux mouvements crépusculaires des chauves-souris. Chauves-souris du soir, martinets de l’aube.
Des immeubles rose sombre, jaune tournesol, avec des enduits faits main. Les traces laissées par le passage des artisans donnent un cachet bien différent de ces villes aux peintures lisses et industrielles. Un échafaudage se tient devant le monastère de l’Immaculée Conception, couvert d’herbes jusqu’à son clocher. À son côté, deux vieilles bâtisses ornées de balcons de bois surplombent la rivière Huécar.
Cette fois, sans emprunter le pont, prendre rive droite le sentier qui longe la colline et gagner les hauteurs pour arriver juste sous la maison de Keiko.
C’est une maison ancienne de trois étages dans une ruelle en contrebas des musées. Sur le toit de tuiles romaines, un pigeon fait les cent pas, puis s’envole vers le jardin voisin. Les herbes se sont immiscées dans la toiture. Keiko n’est jamais loin des collections et des autres artistes de la ville.
Keiko déborde d’énergie, d’idées d’expositions, de projets et d’initiatives artistiques. Elle sait attirer l’attention, et s’exprime avec conviction pour défendre ses idées. Elle le fait avec autorité et douceur. Cela n’a pas dû être facile d’être une artiste japonaise dans un pays latin. Attentive, elle s’enquiert toujours de savoir si vous allez bien. Son visage par moments prend des allures enfantines et ses mouvements rappellent ceux d’une jeune femme. Attachante Keiko, elle inspire du respect et de l’écoute.
On la sent entourée d’amis. Elle nous présente Perico Simon, qui réalise ses gravures et nous fait visiter son atelier. Perico imprime également en petites séries des livres d’artistes et des recueils de poésie d’auteurs espagnols, comme Jose Angel Garcia. Le lendemain nous dînons chez son amie la peintre Rosa Maria Vera.
Cuenca Épisode 9
Les maisons suspendues, las Casas Colgadas, accrochées aux falaises surprennent le regard. Longer le sentier au-dessus du Huécar en direction du Castillo. Sous Las Casas del Rey, qui abrite le musée d’art abstrait de Cuenca. Campé sur la falaise, comme un gros chat, il se dore au soleil. Une construction tout en charpente, sans ajout de murs de pierre. Directement en prise avec la paroi, des corbeaux d’une bonne longueur, des étais en diagonale donnent l’appui à cette haute façade étagée de balcons de bois.
Tout commence à « Conca » par une forteresse musulmane édifiée par les Maures au IXe siècle, au temps des rois de Taïfas. Puis elle tombe entre les mains des rois de Séville, et rejoint au XIIe siècle les domaines de la Castille. Son patrimoine historique, culturel, et religieux étonne. Le chapitre Wikipédia et le site de l’Office de Tourisme restent assez discrets et nous apprennent peu sur l’histoire de la ville et les nombreuses fondations d’art contemporain.
Ces fondations font pourtant un peu l’originalité de Cuenca. La clairvoyance politique de la ville fut de combiner un patrimoine historique unique avec l’art contemporain et en faire une référence mondiale. Allier des extrêmes que beaucoup séparaient. Inscrire l’art dans une continuité historique et faire de ces maisons suspendues des œuvres vivantes, en permettant au visiteur de ne pas se cantonner aux indispensables musées avec tableaux et armures. Cette association fait le charme de Cuenca, et d’une certaine manière, assure un renouvellement et une jeunesse à la ville qui attire des visiteurs de tous horizons et des artistes comme Keiko Mataki, Kozo Okano, Périco et bien d’autres.
En parallèle, le grand tourisme se déploie. La région et la ville construisent une nouvelle connexion vers le centre historique de Cuenca : la falaise s’habille d’une impressionnante diagonale d’escaliers roulants, de rampes et d’un ascenseur panoramique. Sous couvert de développement économique et de tourisme durable et pour réduire la circulation automobile dans le centre historique, ce projet pourrait dénaturer la ville et risque de l’inonder de contingents entiers de touristes que des cars déposent sur une aire facilement accessible. Attention à ne pas inscrire Cuenca au patrimoine mondial de l’ultra-tourisme, comme Héraklion ou les gorges de Samara en Crète, et tant d’autres sites qui souffrent de « surtourisme » pour reprendre un terme à la mode. Il n’est pourtant pas si difficile de marcher ou de prendre un bus pour se rendre en centre-ville.
Peut-on être amer et empêcher ce mouvement ? Chacun a droit au voyage et au tourisme. Comme le martinet dans le silence de l’aube et la chauve-souris à la tombée de la nuit, savoir choisir son heure pour découvrir un tel endroit.
On arrose un jardin florissant au pied de la muraille. Au milieu d’une terre si aride, l’eau du Huécar donne un peu de fraîcheur et de vert à cette masse de pierre.
Cuenca Épisode 10
Sous un amandier en fruits, de grands chardons sèchent leurs fleurs purpurines au soleil.
Parcourir les multiples sentiers qui bordent le Huécar à proximité de la passerelle de bois San Pablo.
Une autre Casa Colgada ouvre l’accès à la ville. Une fontaine distribue en continu un mince filet d’eau au passant. Il est près de huit heures. Pas un bruit ou presque. Les premières voitures circulent.
Le Christ dans le soleil du matin se tourne en direction de la ville. La main gauche posée sur le bord de sa tunique. La main droite relevée comme un signe.
Sur le versant opposé, dans le barrio Saint Miguel, une banderole peinte sur un tissu blanc, œuvre d’art improvisée, indique en caractères rouges : « abandonado por su ayuntamiento y su alcade* ». Trois chiens, gardiens du lieu, tranquillement couchés à l’entrée tournent à peine la tête. Il y a certes une ou deux maisons plus ou moins en ruine, mais on s’y sent bien et on peut se projeter dans ce qu’était Cuenca quinze ans en arrière, avec toute son authenticité. Peu de visiteurs s’engouffrent dans ce quartier un peu oublié. Les habitants peuvent se sentir à l’écart du développement touristique. Dans toute ville, difficile de satisfaire chacun.
Visiter la Casa Zavala et son musée puis remonter la calle Trabaco jusqu’au quartier du Castillo. On n’entend que les piafs et les martinets. Le regard plonge sur le Parador et l’Espacio Torner.
* Abandonné son conseil municipal et par son maire
Cuenca Épisode 11
Depuis le quartier du Castillo, prendre les hoces de Cuenca, escaliers de pierre qui serpentent vers le fleuve Jucar en contrebas.
Sur la falaise deux énormes yeux peints surveillent la ville et plissent le sourcil sous leurs arcades de roche. On croirait cette œuvre contemporaine de l’artiste Jorge Péglez campée sur la falaise depuis l’antiquité pour chasser les mauvais esprits.
On est un dans un autre univers à Cuenca, en suspension entre deux âges, au-dessus de l’eau couleur menthe du Jucar. Détaché, dans un calme absolu, entrecoupé par les passants qui font leur jogging matinal, le haut-parleur du téléphone à bloc. Besoin de bruit, besoin de voix.
S’asseoir pour observer le fleuve.
Un banc
bord du fleuve
une vie s’en va
Un insecte tombe à la surface, ses pattes déploient une énergie folle. Autour de lui les ondes dessinent des formes abstraites. Il lutte et parvient à déjouer le courant, atteint presque un amas de branches. Une ombre sous l’eau s’approche, disparaît aussitôt. L’insecte poursuit son chemin, ne maîtrise plus sa direction. Les ondes ont faibli. L’ombre revient et plonge avec l’insecte.
On est peu de chose. L’eau s’écoule en continu, le fleuve distille sa couleur menthe sous la lumière filtrée des frondaisons et s’apprête à traverser Cuenca.
Cuenca Épisode 12
À Cuenca, Keiko Mataki a décoré la place Taiyo au début des années 2000. Dans les nouveaux quartiers du sud de la ville, au centre d’un parc public, la place Taïso vibre des couleurs et des aménagements de l’artiste. Sur une esplanade de ciment brut, grande comme un terrain de handball, Keiko a dessiné un immense cadran solaire dont l’aiguille conique s’habille de jaunes et bleus. Des bancs accueillent les visiteurs en serpentant, des ombrelles de bois, gros insectes sortis d’un décor de Miyazaki tamisent le jour, une sorte d’œil de métal observe la place qui s’y reflète, et divers objets urbains se couvrent de morceaux de céramique.
Certains aménagements ont été couverts de graffitis, d’autres démontés. Convaincue que la préservation de la place Taïso dépend de l’attention que lui portent les habitants du quartier, Keiko organise chaque trimestre de petits événements culturels avec l’espoir que les graffitis et les dégradations diminueront. Et cela semble fonctionner.
Une centaine de personnes, des familles avec enfants, rejoignent la place Taïso. Le soleil brûle et chacun se ménage un coin d’ombre. Des amis, musiciens, conteurs, marionnettistes et poètes animent la fête du solstice d’été jusqu’au coucher du soleil. Puis les participants partagent un apéritif et se dispersent dans la ville.
Souhaitons à la place Taïso de rester un espace vivant et entretenu, emblème de l’art moderne dans Cuenca jusque dans ses quartiers d’habitation.
Rentré à pied dans la douceur du soir. Dans la vieille ville, près du Huécar, je retrouve Keiko, Jose Angel et Perico. Des artistes à l’image de leur ville, inscrits dans la modernité.