Stade poétique à la Grande Librairie internationale de Marseille

Le Stade poétique #5 s’est tenu mercredi 2 octobre à la Grande Librairie Internationale de Marseille. Dans un cadre chaleureux, avec un public nombreux, avec de nombreux poèmes en langues étrangères, et en simultané avec une librairie à Porto.

Un enregistrement sera diffusé vendredi 4 octobre à 16 heures dans l’émission Poésie in ze city de Julie Cat
Un grand merci à Anne Sophie pour son accueil dans sa librairie et Marie HL pour son l’organisation.
Daniel Birnbaum devait être présent. Nous lui avons rendu hommage et lu plusieurs de ses poèmes.
J’ai lu quelques extraits de Chants Sud paru aux Editions Alcyone

La vigne

Mystère de la feuille de vigne/brillante/couverte de rosée au matin/et du désir de vivre

Elle court le long de la balustrade/vive et insoumise/arrogante et sûre de son fait/tandis que ses sœurs déjà jaunissent

À l’extrémité du chemin/la terre sent la fin de l’été/Les orangers accueillent la chaleur/et se délassent à la lumière du jour

Henri Perrier Gustin

Stade Poétique #5 –

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Festival Trace de Poète

Lecture du Scriptorium

Le dimanche 29 septembre à L’Isle-sur-la-Sorgue dans le cadre du festival Trace de trace de poète avait lieu à l’initiative de Nicole Mignucci une lecture de poètes du Scriptorium, dans la cour du musée Campredon, où se tenait un marché des éditeurs.

À cette occasion nous avons rendu un hommage à Daniel Birnbaum qui vient de nous quitter, et lu plusieurs de ses textes, puis entamé une lecture croisée de nos poèmes.

Ce moment en poésie, animé par Olivier Bastide, avec Emmanuelle Sarrouy Noguès, Marc Ross, Patrick Aveline Poésie

Photos : Elena Berti, Claudine Ross, Emmanuelle Sarrouy Noguès, Henri Perrier Gustin

Continuer la lectureFestival Trace de Poète

Pour Daniel Birnbaum

Nous perdons un véritable poète. Ton livre « Zhang-Fu disait » est un délice d’intelligence, d’humour et de poésie. Ta poésie est porteuse de tant de sagesse, elle raconte les petites choses de la vie, avec bienveillance sur le genre humain, sur les gens simples, les gens de la Creuse, les gens qui t’entourent, les gens comme toi et moi.

Tu es de ces êtres difficiles à apprivoiser. On s’est d’abord côtoyé lors de réunions du Scriptorium à Marseille. Après pas mal de temps tu es venu à une soirée de lecture à la maison, puis tu as accepté de participer à la résidence d’écriture en montagne à Aillon-le-Jeune.

Tu nous as régalés de tes petites phrases pleines d’astuces et d’espièglerie. Toujours avec tes carnets pour tester et retoucher un poème. Tu nous parlais de ton projet de roman, sur ton histoire, sur l’histoire de ta famille. Tu semblais toujours un peu pressé, d’agir et de partir ; de partir où ?

De ton parcours de scientifique et de médecin-chercheur à Paoli-Calmette, tu as gardé une méthode de travail est une grande discipline intellectuelle. Tu faisais ton œuvre de poète comme un artisan, dans le sens de ποιητής, consacrant les heures du matin aux taches de la vie courante, réservant ton temps libre de l’après-midi à cette quête d’écriture. Tu nous disais récemment : « lorsque j’ai écrit un haïku qui fonctionne bien, ma journée est réussie ».

Tu avançais en écriture avec une joie enfantine et de conquête. Tu avais tout pour aller encore loin en poésie. Tu savais malgré ta modestie que tu avais une œuvre à poursuivre. Tu avais ce sentiment d’urgence, ce sentiment qui pousse à avancer parce nous sommes tous périssables et qui te rendait si pressé. On aurait aimé te connaître un peu plus encore. Mais la vie en a décidé autrement.

Daniel tu es parti trop vite, trop tôt, trop loin. Je peine à le croire.

Allez dis-le Daniel, ce n’est pas vrai. Zhang-Fu va revenir !

Une interview de Daniel par Christophe Jubien

Extraits de ses livres

Zhang Fu disait aux Editions Henry

sur la guerre

pousseront les ruines

sur les ruines

pousseront les herbes

et ce sont elles

qu’on dira folles

Extrait d’Un cercueil à deux places aux Editions Gros textes

Le sac

Elle fouille dans son sac

comme dans sa vie

elle n’y met plus les choses lourdes à porter

le chien n’y est plus

mais il y a le collier

les enfants n’y sont plus

mais il y a leur adresse

le mari n’y est plus

mais il y a sa photo…

Extrait de l’espace

elle se sent légère…

Extrait de L’espace commence au bord de la fenêtre aux Editions Alcyone

L’arbre

Devenir l’arbre

pour jouer avec la lune

voir se poser les oiseaux

dans ses cheveux de bois

faire des nœuds pour ne rien attacher…

Continuer la lecturePour Daniel Birnbaum

Keiko à Cuenca

Cuenca, Juin 2024, épisode 1

Une montée raide, les marcheurs s’essoufflent. Fumées de gaz d’échappement d’un taxi. À l’entrée du Parador, un cocktail

Un bassin calcaire avec eau blanche, des colonnes corinthiennes éclairées dans une cour carrée. Trois cyprès apportent un semblant d’ombre et la fraîcheur. Un laurier dans un pot de céramique se cache dans un coin. Les gens palabrent. Je fais la connaissance de Keiko. Le public discute dans une ambiance calme après la conférence sur l’œuvre de Kozo Okano et Keiko Mataki. Le personnel du traiteur s’active, un liteau de service blanc autour de l’avant-bras, ramasse les verres, rassemble les tables vides. On sent la lassitude de fin de soirée sur leurs visages. Le public discute encore, les cocktails sont terminés, les petits fours engloutis, le vin est rangé. Il a fait un peu tourner les têtes.

L’ancien Parador, lieu de pouvoir, converti en hôtel et centre d’exposition. Contre son flanc, un bâtiment religieux transformé en musée : l’Espace Torner. On a sculpté dans l’épaisse chantilly de calcaire une façade d’église agrémentée de colonnades, de frises, de surépaisseurs de pierre en ornements chargés. Une porte de chêne monumentale mange la façade.

Se tourner vers Cuenca. Constructions de falaises, des roches comme des pénitents, des façades musulmanes… Une ville suspendue, recroquevillée, comprimée. La nuit tombée, à peine distingue-t-on le pont et les murs biscornus, boursouflés d’ombre. Ils cachent des points lumineux et des cours abritées. Églises mausolées perchées sur une falaise au bord d’un torrent. La végétation se faufile dans les cavités et le cheminement des gorges. Elle ajoute un paysage d’algues nocturnes : les plantes masquent l’aridité de la roche et les quelques points lumineux des bâtisses qui se succèdent.

Depuis le milieu de la passerelle de bois qui oscille au rythme des passants, on sent les courants d’air se faufiler dans le creux de la vallée. Ce paysage est né de temps mythologiques, de mouvements telluriques qui ont soulevé ces roches organiques pour les malaxer et les modeler avec au fond le torrent qui creuse. Comme sous l’effet d’un maelström, la ville a épousé la colline.

Cuenca, Épisode 2

À l’aube, des maisons de papier plissé. Une lithographie de façades en restanques. Les jours se succèdent. Sept heures. Faire claquer la vieille porte de bois cloutée, numéro 3, rue de la Monnaie. Des changeurs vivaient sans doute ici dans la Cuenca médiévale. Se retrouver plongé dans la ruelle étroite et vide ; vieux barreaux de fer forgé, escaliers pavés de galets. On entend du bruit dans un appartement en hauteur. Un balancement de linge dans l’air du matin manifeste une présence dans la trouée de ciel clair des immeubles serrés. On distingue des vols de martinets. Leurs chants stridents, leurs sifflements aigus rappellent l’évidence du jour. Là-haut le linge poursuit son mouvement suspendu au fil. Une chemise de nuit de femme écarte les bras et s’étire légèrement dans l’air frais du matin.

Un peu plus loin une maison rasée. On distingue encore les papiers peints sur les murs, de vieux enduits à la chaux tout craquelés. Des traces de vie, un clou peut-être où un portrait était suspendu. Ne restent que les marques des planchers sciés au ras du mur, comme des pointillés. Les cloisons sont des timbres postaux posés sur une grande carte de brique de façon désordonnée. Des maisons sont à vendre. Elles seront rénovées ou reconstruites puis transformées en appartements touristiques loués sur des plateformes en ligne.

La Bodeguita Capu est fermée. Hier soir nous sommes venus boire un verre autour de minuit. Sortir de la rue de la Monnaie et déboucher dans une avenue passante. Un chat file dans un élan salvateur. Des personnes vont travailler. Les camions poubelles passent suivis d’engins de chantier. Sur la place une boulangerie. La décoration des boutiques et la typographie des enseignes sont différentes de chez nous. Cuenca n’est pas encore victime de la globalisation qui uniformise tout jusqu’aux polices de caractères.

Arrivé au niveau de la porte de Valencia. Longer le chemin qui borde le Huécar puis s’élever vers le pont suspendu. Attendre ce rendez-vous matinal pour voir la lumière ouvrir le jour et rehausser la beauté des constructions. Pourquoi chaque jour, la lumière rasante sur les enduits de chaux, les ocres parfumés, les pierres disposées en rang, sur la matière brute et froissée d’une roche calcaire égratignée par le temps, mangée, rongée ?

Les façades religieuses, réaménagées avec des ouvertures plus grandes, affichent les vieux cadres de fenêtres sculptées en ogive et l’ajout de commodités soutenues par un pilier de pierre, à l’étage d’un ancien séminaire. Une roche forme une verrue sur le pourtour de la falaise. À ses côtés on a construit des murs, un ensemble architectural complexe, une sorte de Mont Saint Michel, des corps de bâtiments agglutinés empilés au fil des siècles.

Cuenca, Épisode 3

Près du Parador, une passante pressée, dans un léger déhanché, retourne au travail un sac sur l’épaule. Le pont de fer couleur brune relie les deux parties des gorges. Vertige au contact du vide. Ciel encore intensément bleu avant la blanche fournaise d’été et l’affluence touristique.

Sur l’autre rive, une église réagencée en musée public héberge une collection privée, le Centro de Arte Moderno y Contemporáneo de Castilla-La Mancha Roberto Polo. En compagnie de la galeriste marseillaise Ginette Turpeau Parres et de la sculpteur Carmen Otero, nous cheminons entre un Portrait de madame Bellelli de Degas, un Don Quichotte de Picasso, un Soldat de Delacroix et une série d’œuvres d’artistes contemporains, belges, français et allemands. Les grandes toiles du peintre belge Wladimir Moszowski évoquent Monet.

À l’extérieur un groupe de touristes avance dans la ruelle en claudiquant. Tous lèvent le museau vers le ciel, et les façades élancées des immeubles médiévaux, suivant les instructions que leur distille un guide dans une oreillette.

La visite du Museo de Arte Abstracto Español,
fondé par Fernando Zobel, étonne par son cadre. Une ancienne maison suspendue de Cuenca accueille une collection des grands noms de la peinture abstraite espagnole.

S’approcher d’une fenêtre de bois, et apercevoir, surplombant les gorges et la ville, la statue du Christ. Sentir les rayons du soleil traverser l’épaisseur du verre. Contact sans matière. En prenant un peu de hauteur, on aperçoit la plaine alentour. On imagine Don Quichotte parcourant la Mancha.

Le soir à la Fondation Antonio Perez, nous retrouvons Keiko pour la rétrospective de l’œuvre de son mari Kozo Okano. Discours officiels par le directeur de la fondation Jesús Carrascosa Sariñana et le critique d’art Alfonso del Torre. Une vidéo réalisée par Alberto Bermejo Rodríguez retrace la vie du peintre. Keiko vêtue de noir, salue l’assistance, dans une attitude toute japonaise, visiblement touchée par cet hommage à son mari disparu. L’inauguration est suivie d’un cocktail dans la cour étagée de la Fondation Antonio Perez. Rencontre du poète Jose Angel Garcia, de la directrice de la fondation Torner Marta Moset et des personnalités de la ville. Discussion avec Keiko.

Keiko Mataki, formée à la peinture japonaise traditionnelle à Tokyo s’est installée à Cuenca avec son mari le peintre Kozo Okano dans les années soixante-dix. Tous deux attirés par le patrimoine de la ville et le dynamisme du mouvement d’art moderne. Leur travail associe l’esthétique japonaise aux techniques de l’art abstrait. Keiko collabore aujourd’hui avec des artistes locaux et fait partie intégrante de la scène artistique de Cuenca.

Cuenca, Épisode 4

L’avoine sèche balance sa haute tige dans la brise de l’aube. Inflorescence distinguée. Les fines glumes tournent comme des voiles. Elles observent les grands arbres. Ils donnent à Cuenca sa fraîcheur…

On est parfois seul comme ces graminées sur le bord du chemin. Pour apprécier les moments de solitude, se savoir entouré. La solitude absolue est un gouffre.

Au-dessus, en embuscade dans un acacia, un pivert, ventre rouge, s’active et martèle du bec à la recherche d’insectes dans une branche morte. Cet individu discret se distingue en toquant à la porte du jour.

Pivert rythme le courant
solstice de juin
mobiles martinets

Déjà au niveau de la passerelle. Sans coup férir, du regard posséder la vallée.

Emprunter le sentier qui mène au Christ de Cuenca. Dans un creux de la gorge, la lumière tâtonne, rampe, hésite à franchir le pas du jour. Au col, les premiers rayons se pressent, se bousculent, impatients de dévaler sur la ville. Les éclaireurs attendent le reste de la troupe. La ville est encore sombre. En un instant elle s’éclaire.

Au sommet de Cuenca le Christ.

La terre est d’un ocre rouge relevé à l’horizon. Des boursouflures vertes déforment la plaine. L’autoroute grave un ruban de rails et se dilue dans le sable des arbres, au fond de ce que les yeux perçoivent. Au-delà, on ne sait plus. Le mur de la vision est franchi.

Repérer les immeubles à la périphérie de la vieille ville. Constructions neuves plus ou moins espacées. Au centre, Cuenca accrochée à sa falaise, un promontoire qui se prête bien au jeu des architectes. Assez long et large, il s’est aisément laissé bâtir. D’abord en retrait, puis toujours plus près du vide pour gagner le jour. D’un côté, les édifices religieux et palais de la noblesse, de l’autre, les faubourgs où d’étroits immeubles se collent et cherchent à gratter la lumière. Une vie organisée autour du cœur de la ville. La plupart des bâtiments se trouvent du même côté de la rivière, frontière naturelle. Sur les flancs, des quartiers d’habitation plus récents, plus modestes se sont établis.

Cuenca, Épisode 5

En voiture avec la peintre Keiko Mataki, la galeriste Ginette Turpeau Parres et la sculptrice Carmen Otero en direction de SAN Clemente, plaine de la Mancha. La Fondation Antonio Perez organise une rétrospective de l’œuvre de Keiko Mataki. Les deux salles spacieuses et lumineuses se prêtent bien au jeu des couleurs, aux ombres de ses dessins. Différentes époques de sa vie. Des peintures pleines d’énergie, des gravures en noir et blanc plus sombres, expressives. Couleurs et formes lui sont propres, un jaune est sa signature. Beaucoup de finesse et d’émotion dans son œuvre, où l’on trouve des influences de Miro, Kandinsky, Niki de Saint Phalle et Klee. Une vitrine présente le dossier, mêlant eau-forte et poésie intitulé De Sombra en sombra, qu’elle a réalisé avec le poète japonais Hisashi Honda, et Charla de sombra le poème en plusieurs langues qu’elle m’a proposé d’écrire sur une série de ses gravures.

Une cinquantaine de personnes assistent aux discours du directeur de la Fondation Jesús Carrascosa Sariñana, puis du critique d’art Alfonso del Torre. Keiko, vêtue de noir, distinguée, s’exprime brièvement et salue son public. Lecture du poème Charla de sombra puis visite de l’exposition. À treize heures le public se disperse.

La chaleur est écrasante dans les rues de la ville. Après le déjeuner, nous recherchons un peu d’ombre dans un parc, et prenons un verre dans une librairie bar à vin. On y croise Rosa María Vera une artiste peintre de Cuenca et son compagnon qui nous invitent à dîner chez eux le lendemain. Retour vers Cuenca sous le soleil encore brûlant de fin d’après-midi.

Cuenca Épisode 6

Nouvelle aube. Traverser la calle de la Moneda, prendre la direction de l’est. Atteindre le parc où la rivière Huécar mêle ses eaux au fleuve Jucar et sortir de l’emprise des vieux quartiers qui aimantent le visiteur. Aller à la rencontre des quartiers repérés la veille et de ses habitants à la périphérie de Cuenca. Peu de bruit encore, les tourterelles s’animent de leur patience d’oiseau. Elles répondent d’arbre en arbre. Un couple d’écureuils, le panache aérien, profite du calme pour se nourrir. Dans l’air du parc, une odeur de solstice. Des parfums de paille séchée se mêlent à la fraîcheur encore humide de juin. Le début d’été cohabite avec la languissante fin du printemps.

Passer sous le pont SAN Anton et longer le fleuve jusqu’à l’autoroute. Des arches de ciment supportent une voie rapide privée d’élégance. Le tout est fonctionnel. D’énormes canalisations fixées sous le parapet évacuent en temps utile le trop-plein des pluies. On voit quelques passants, là-haut, à travers des grilles, traverser le Jucar.

Plus loin, mémoire d’une voie ferrée désaffectée, un vieux pont gris métal laisse filtrer la lumière. Acier marqué de rouille. On aperçoit les traverses de chemin de fer, organisées en continuité géométrique, se mêler à la frondaison hirsute des essences de bord de rivière : trembles, peupliers, acacias. Les nouveaux maîtres du lieu. La végétation est libre, plus aucun train ne passe.

Franchir le fleuve sur une passerelle, et parcourir des quartiers espacés, construits dans les années soixante-dix ou quatre-vingt. Des immeubles arborés de quatre ou cinq étages entourés de nombreuses places de stationnement. Appartements bien éclairés, double exposition. Une vie agréable et confortable sans doute. Ici, des écoles, peu de commerces. Des habitations construites les unes à la suite des autres, façades en carrelage ou en brique peinte.

Poursuivre ce cheminement et arriver à un grand rond-point. De l’autre côté, un défilé de maisons individuelles, un quartier plus aisé, d’une autre génération. Enfin à la périphérie de la ville, les quartiers construits dans les années 2000. Immeubles de briques sobres et rectilignes un peu trop uniformes. Peu d’âme, manque de vie. On croirait traverser un quartier de bureaux. Au-delà les cultures reprennent leurs droits. En attendant de futures vagues de vie humaine.

Retour par le quartier de l’hôpital, le long du fleuve. Beaucoup de constructions administratives ou industrielles à l’abri des regards. Faire une boucle et revenir en direction de la vieille ville qui s’anime lentement. Neuf heures. Le soleil tape.

En sillonnant la ville de part en part, en ligne droite, comme un carottage, une prise de vue, une immersion, une dissection, une coupe longitudinale, une analyse des strates sociologiques, on peut la sentir dans toute son épaisseur, dans sa chair. On peut décoder un peu de son mystère.

Cuenca, Épisode 7

Au retour, devant les étalages colorés d’un marchand de fruits, se poser sur un muret pour assimiler ces instantanés, laisser à l’esprit le temps de reprendre son souffle. Chemin au bord du fleuve où des passants avec leur chien échangent quelques mots. Parc où s’enlace un jeune couple assis sur un banc, garçon à la moustache naissante, jeune fille longue tresse.

Plus loin, une jeune femme, les cheveux encore mouillés de la douche, arbore une robe flottante. Elle avance d’un pas décidé, le regard un peu en coin. Son visage exprime un désaccord ou un mécontentement. Quelle obligation la retient ?

Une jeune mère, accompagnée de sa fille, en tenue du dimanche, sort de la presse, un sac en bandoulière sur l’épaule. Sa fille porte un foulard pour nouer ses cheveux. Elle a acheté un livre de coloriage qu’elle tient dans un sac en plastique. Dans les vitrines, différents magazines aux couvertures colorées.

Beaucoup de magasins sont fermés, mis à part les marchands de fruits et de journaux. Peu de touristes ici, on croise les habitants du quartier. Un peu plus loin, la mère et sa fille traversent au passage piéton. Sans doute se rendent-elles à un déjeuner dominical. Il est bientôt dix heures. Je n’ai pas entendu de cloches d’église.

Dans le parc SAN Julian, un immense kiosque décoré de céramique jaune et bleue attend ses musiciens. Tout autour une arène où le pas s’enfonce, propice aux jeux.

Descendre l’escalier jusqu’à la rivière Huécar, odeurs de tilleul et d’eau autour du vieux pont de pierre. Une végétation suspendue prend place entre les joints de ciment.

Onze heures. Dans le quartier populaire SAN Anton, au nord de la ville, les cloches d’une église appellent avec conviction. Village d’habitation, niché au creux de la colline, dans un méandre du fleuve, protégé par la roche, abrité du vent du nord. De loin, l’agencement des maisons forme une composition d’enduits de terre sur les versants. Tous ces tons donnent une harmonie apaisante à la ville. La tuile, le badigeon de façade clair, le mur ocre vif s’intègre dans le paysage. Rien ne jure. Le charme de Cuenca est aussi dans son paysage urbain de faubourgs mêlés à la roche.

On peut faire le tour de la cité en longeant les deux cours d’eau. Revenir au pont de La Trinité, en direction de la place Mayor et de la cathédrale. Une longue échelle de marches impraticables aux voitures mène jusqu’à la vieille ville. On a vite fait de s’essouffler. La ruelle n’est pas trop étroite, le jour parvient à s’immiscer entre les immeubles et les lourdes grilles de fer forgé des fenêtres.

Sous un porche de l’ancienne porte d’enceinte, ne subsistent que les gonds scellés dans la pierre. À l’extérieur les gorges du Jucar se faufilent sous le flanc du coteau, dessinent dans la roche calcaire un bras, un peu perdu dans son passé.

Cuenca, Épisode 8

Dans le jour naissant, les martinets s’emparent de la porte de Valencia pour vivre leur art de voltigeurs. Ils tournent sur la petite place, entre les immeubles colorés et la façade de l’Immaculée Conception, puis s’engouffrent entre les arbres dans un tourbillon sonore.

Quel souffle les pousse à virer ainsi ? Leurs ailes se resserrent un instant, flottent en cercles mouvants, puis se rééquilibrent grandes ouvertes. Dans l’aube et la pâleur du ciel, ce vol bruissant de martinets, répond aux mouvements crépusculaires des chauves-souris. Chauves-souris du soir, martinets de l’aube.

Des immeubles rose sombre, jaune tournesol, avec des enduits faits main. Les traces laissées par le passage des artisans donnent un cachet bien différent de ces villes aux peintures lisses et industrielles. Un échafaudage se tient devant le monastère de l’Immaculée Conception, couvert d’herbes jusqu’à son clocher. À son côté, deux vieilles bâtisses ornées de balcons de bois surplombent la rivière Huécar.

Cette fois, sans emprunter le pont, prendre rive droite le sentier qui longe la colline et gagner les hauteurs pour arriver juste sous la maison de Keiko.

C’est une maison ancienne de trois étages dans une ruelle en contrebas des musées. Sur le toit de tuiles romaines, un pigeon fait les cent pas, puis s’envole vers le jardin voisin. Les herbes se sont immiscées dans la toiture. Keiko n’est jamais loin des collections et des autres artistes de la ville.

Keiko déborde d’énergie, d’idées d’expositions, de projets et d’initiatives artistiques. Elle sait attirer l’attention, et s’exprime avec conviction pour défendre ses idées. Elle le fait avec autorité et douceur. Cela n’a pas dû être facile d’être une artiste japonaise dans un pays latin. Attentive, elle s’enquiert toujours de savoir si vous allez bien. Son visage par moments prend des allures enfantines et ses mouvements rappellent ceux d’une jeune femme. Attachante Keiko, elle inspire du respect et de l’écoute.

On la sent entourée d’amis. Elle nous présente Perico Simon, qui réalise ses gravures et nous fait visiter son atelier. Perico imprime également en petites séries des livres d’artistes et des recueils de poésie d’auteurs espagnols, comme Jose Angel Garcia. Le lendemain nous dînons chez son amie la peintre Rosa Maria Vera.

Cuenca Épisode 9

Les maisons suspendues, las Casas Colgadas, accrochées aux falaises surprennent le regard. Longer le sentier au-dessus du Huécar en direction du Castillo. Sous Las Casas del Rey, qui abrite le musée d’art abstrait de Cuenca. Campé sur la falaise, comme un gros chat, il se dore au soleil. Une construction tout en charpente, sans ajout de murs de pierre. Directement en prise avec la paroi, des corbeaux d’une bonne longueur, des étais en diagonale donnent l’appui à cette haute façade étagée de balcons de bois.

Tout commence à « Conca » par une forteresse musulmane édifiée par les Maures au IXe siècle, au temps des rois de Taïfas. Puis elle tombe entre les mains des rois de Séville, et rejoint au XIIe siècle les domaines de la Castille. Son patrimoine historique, culturel, et religieux étonne. Le chapitre Wikipédia et le site de l’Office de Tourisme restent assez discrets et nous apprennent peu sur l’histoire de la ville et les nombreuses fondations d’art contemporain.

Ces fondations font pourtant un peu l’originalité de Cuenca. La clairvoyance politique de la ville fut de combiner un patrimoine historique unique avec l’art contemporain et en faire une référence mondiale. Allier des extrêmes que beaucoup séparaient. Inscrire l’art dans une continuité historique et faire de ces maisons suspendues des œuvres vivantes, en permettant au visiteur de ne pas se cantonner aux indispensables musées avec tableaux et armures. Cette association fait le charme de Cuenca, et d’une certaine manière, assure un renouvellement et une jeunesse à la ville qui attire des visiteurs de tous horizons et des artistes comme Keiko Mataki, Kozo Okano, Périco et bien d’autres.

En parallèle, le grand tourisme se déploie. La région et la ville construisent une nouvelle connexion vers le centre historique de Cuenca : la falaise s’habille d’une impressionnante diagonale d’escaliers roulants, de rampes et d’un ascenseur panoramique. Sous couvert de développement économique et de tourisme durable et pour réduire la circulation automobile dans le centre historique, ce projet pourrait dénaturer la ville et risque de l’inonder de contingents entiers de touristes que des cars déposent sur une aire facilement accessible. Attention à ne pas inscrire Cuenca au patrimoine mondial de l’ultra-tourisme, comme Héraklion ou les gorges de Samara en Crète, et tant d’autres sites qui souffrent de « surtourisme » pour reprendre un terme à la mode. Il n’est pourtant pas si difficile de marcher ou de prendre un bus pour se rendre en centre-ville.

Peut-on être amer et empêcher ce mouvement ? Chacun a droit au voyage et au tourisme. Comme le martinet dans le silence de l’aube et la chauve-souris à la tombée de la nuit, savoir choisir son heure pour découvrir un tel endroit.

On arrose un jardin florissant au pied de la muraille. Au milieu d’une terre si aride, l’eau du Huécar donne un peu de fraîcheur et de vert à cette masse de pierre.

Cuenca Épisode 10

Sous un amandier en fruits, de grands chardons sèchent leurs fleurs purpurines au soleil.

Parcourir les multiples sentiers qui bordent le Huécar à proximité de la passerelle de bois San Pablo.

Une autre Casa Colgada ouvre l’accès à la ville. Une fontaine distribue en continu un mince filet d’eau au passant. Il est près de huit heures. Pas un bruit ou presque. Les premières voitures circulent.

Le Christ dans le soleil du matin se tourne en direction de la ville. La main gauche posée sur le bord de sa tunique. La main droite relevée comme un signe.

Sur le versant opposé, dans le barrio Saint Miguel, une banderole peinte sur un tissu blanc, œuvre d’art improvisée, indique en caractères rouges : « abandonado por su ayuntamiento y su alcade* ». Trois chiens, gardiens du lieu, tranquillement couchés à l’entrée tournent à peine la tête. Il y a certes une ou deux maisons plus ou moins en ruine, mais on s’y sent bien et on peut se projeter dans ce qu’était Cuenca quinze ans en arrière, avec toute son authenticité. Peu de visiteurs s’engouffrent dans ce quartier un peu oublié. Les habitants peuvent se sentir à l’écart du développement touristique. Dans toute ville, difficile de satisfaire chacun.

Visiter la Casa Zavala et son musée puis remonter la calle Trabaco jusqu’au quartier du Castillo. On n’entend que les piafs et les martinets. Le regard plonge sur le Parador et l’Espacio Torner.

* Abandonné son conseil municipal et par son maire

Cuenca Épisode 11

Depuis le quartier du Castillo, prendre les hoces de Cuenca, escaliers de pierre qui serpentent vers le fleuve Jucar en contrebas.

Sur la falaise deux énormes yeux peints surveillent la ville et plissent le sourcil sous leurs arcades de roche. On croirait cette œuvre contemporaine de l’artiste Jorge Péglez campée sur la falaise depuis l’antiquité pour chasser les mauvais esprits.

On est un dans un autre univers à Cuenca, en suspension entre deux âges, au-dessus de l’eau couleur menthe du Jucar. Détaché, dans un calme absolu, entrecoupé par les passants qui font leur jogging matinal, le haut-parleur du téléphone à bloc. Besoin de bruit, besoin de voix.

S’asseoir pour observer le fleuve.

Un banc
bord du fleuve
une vie s’en va

Un insecte tombe à la surface, ses pattes déploient une énergie folle. Autour de lui les ondes dessinent des formes abstraites. Il lutte et parvient à déjouer le courant, atteint presque un amas de branches. Une ombre sous l’eau s’approche, disparaît aussitôt. L’insecte poursuit son chemin, ne maîtrise plus sa direction. Les ondes ont faibli. L’ombre revient et plonge avec l’insecte.

On est peu de chose. L’eau s’écoule en continu, le fleuve distille sa couleur menthe sous la lumière filtrée des frondaisons et s’apprête à traverser Cuenca.

Cuenca Épisode 12

À Cuenca, Keiko Mataki a décoré la place Taiyo au début des années 2000. Dans les nouveaux quartiers du sud de la ville, au centre d’un parc public, la place Taïso vibre des couleurs et des aménagements de l’artiste. Sur une esplanade de ciment brut, grande comme un terrain de handball, Keiko a dessiné un immense cadran solaire dont l’aiguille conique s’habille de jaunes et bleus. Des bancs accueillent les visiteurs en serpentant, des ombrelles de bois, gros insectes sortis d’un décor de Miyazaki tamisent le jour, une sorte d’œil de métal observe la place qui s’y reflète, et divers objets urbains se couvrent de morceaux de céramique.

Certains aménagements ont été couverts de graffitis, d’autres démontés. Convaincue que la préservation de la place Taïso dépend de l’attention que lui portent les habitants du quartier, Keiko organise chaque trimestre de petits événements culturels avec l’espoir que les graffitis et les dégradations diminueront. Et cela semble fonctionner.

Une centaine de personnes, des familles avec enfants, rejoignent la place Taïso. Le soleil brûle et chacun se ménage un coin d’ombre. Des amis, musiciens, conteurs, marionnettistes et poètes animent la fête du solstice d’été jusqu’au coucher du soleil. Puis les participants partagent un apéritif et se dispersent dans la ville.

Souhaitons à la place Taïso de rester un espace vivant et entretenu, emblème de l’art moderne dans Cuenca jusque dans ses quartiers d’habitation.

Rentré à pied dans la douceur du soir. Dans la vieille ville, près du Huécar, je retrouve Keiko, Jose Angel et Perico. Des artistes à l’image de leur ville, inscrits dans la modernité.

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Conversation d’ombre- Charla de Sombra Dessin Keiko Mataki, poème Henri Perrier Gustin – Traduction Shinya Tominaga

影の会話

詩:アンリ・ペリエ・ギュスタン

絵:またきけいこ

訳:とみながしんや

月のない夜に 浮かぶ船 波の音が聞こえる

『舟上で赤子が生まれた!

へその尾にはまだ血が残り 夜の冷たさの中で眠っている

人びとが葦で編まれた寝台をのぞき込んでいる

若い母親が子供を腕に抱いている

月が昇ってきた 空には満天の星

母親は置きざりにされた姉妹たちを見やる

混雑した桟橋から老人がその影をじっと見つめる

生まれたばかりの子の周りで人々が動めいている

カモメが飛び立つ

肌色の違いに意味はない

半影が彼らを結びつける

蛍の群れが雲を照らし 雨がぱらぱら降る 夏の嵐

黒い粉のような水面に 生命の始まりを待つ卵の列

満月の中 新たな旅に驚きながら

短髪の若者が言葉を失っている

まだ生傷が痛むのだろうか? 

塩水が燃えるように染みる

暗闇の中で風が水しぶきを払う 

人びとのお腹は痩せ細っている

桟木にもたれかかった老婦人が膝まずいて

月明かりの中で祈る

船首には仮面で形作られた顔が立っている

亡霊のように目が聞いている そして夜に叫ぶ』

藻が揺れる 波のささやきが一瞬の影に溶け込み 夜明けの光の中 舟が漂っている

Continuer la lectureConversation d’ombre- Charla de Sombra Dessin Keiko Mataki, poème Henri Perrier Gustin – Traduction Shinya Tominaga

Conversation d’ombre-Charla de Sombra Collaboration avec la peintre Japonaise Keiko Mataki

Le 15 juin dans la fondation Antonio Perez, musée de la ville de San Clemente près de Madrid, avait lieu l’inauguration de la rétrospective de l’œuvre de la peintre japonaise Keiko Mataki.

Une vitrine présente le poème « « Conversation d’ombre, Charla de Sombra » écrit pour illustrer une série de dix dessins dans un projet de livre d’artiste et traduit notamment en espagnol, japonais, anglais, allemand et peulh.

Une lecture du poème en a été faite en français et espagnol. Merci aux traducteurs, Enzo Grimaldi, Timon Koulmasis, Shinya Tominaga, et Ndiaye Saidou Amadou.

Merci à la galeriste Ginette Turpeau Parres de la galerie Dialogue à Marseille pour cette belle rencontre.

Conversation d’ombre (Charla de Sombra)

C’est une nuit sans lune. On entend converser les vagues, palabrer au passage d’une embarcation.

« Un enfant vient de naître à bord ! Son nombril encore marqué de sang. Il dort dans le froid de la nuit. Les têtes se penchent au-dessus de la paillasse de jonc tressé.

Une jeune mère tient un enfant dans ses bras. La lune s’est levée. Dans le ciel criblé d’étoiles, elle voit ses sœurs laissées là-bas.

Sur le pont entassé, un vieil homme fixe une silhouette. Autour de l’enfant, les corps s’agitent et se déplacent. Les mouettes s’envolent.

Qu’importe la différence de couleur des peaux ? L’ombre les unit.

Un essaim de lucioles illumine les nuages, la pluie en pointillés, orage d’été.

À la surface de l’eau poudrée de noir, un chapelet d’œufs attend le top départ vers la vie.

Un jeune homme reste bouche bée, les cheveux taillés en brosse d’ombre, interpellé par la pleine lune et la sidération du voyage.

Mettre un sparadrap sur les plaies encore vives ? La brûlure du sel. Un souffle de vent dans la pénombre chasse les embruns. Les ventres sont creux.

Une vieille femme agenouillée, adossée au mat, prie dans le clair de lune.

À la proue se tient un visage au relief de masque. Comme un spectre. Son œil écoute, et crie dans la nuit.»

Des algues ondulent. Le chuchotement des vagues se dissout dans l’ombre. L’embarcation dérive dans les lueurs de l’aube.

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poèmes en résonance

C’était jeudi 30 mai à 20 h dans le jardin de l’église Sainte Anne pour 1h30 de lecture de « poèmes en résonance. » Des voix différentes qui se succèdent se répondent et se complètent, pour faire partager dans le vent du soir, ces moments nécessaires de poésie.

Accompagnés de Marco Mazoti à la contrebasse, Nous étions 11 membres du collectif le Scriptorium avec Dominique Sorrente, Isabelle Alentour, Emmanuelle Sarrouy, Daniel Birnbaum, Marie-Philippe Joncheray, Marc Ross, Olivier Bastide, Junie Lavy, Marc-Paul Poncet, Patrick Aveline à l’occasion des 25 ans du Scriptorium.

Encore un grand merci à l’équipe d’organisation d’OH ! MA PAROLE, Stéphanie, Aude et François, Cédric et la mairie du 6&8 pour cette belle programmation, riche en surprises et rencontres durant ces 10 jours de mai et aux amis présents pour partager ce moment.

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Anatomie d’un cri

Inspiré de Lysistrata d’Aristophane, un récit imaginaire qui se déroule en 2045, dans un continent déchiré par un conflit…

Lysistrata : Il faut donc nous priver de tout ce qu’ils voudraient nous donner … Pourquoi me regardez-vous de travers ? Où allez- vous ? …Or je puis vous assurer qu’ils feront bien vite la paix, si nous ne répondons pas à leur empressement et si nous savons nous contenir. Traduction André-Charles Brotier Editions Pocket Classiques.

Extrait : Mai 2045.  Salle de conférence comble dans l’université de médecine. Une jeune chirurgienne s’exprime avec véhémence devant un public exclusivement masculin et dubitatif. Sur les murs pendent des planches d’anatomie ; entre les hautes fenêtres, les portraits de scientifiques illustres. Depuis dix-huit ans, toutes les femmes de l’État de Sauri ont l’obligation d’avoir au moins trois enfants, dans le but de renouveler les contingents des forces armées. Toute résistance est punie d’enfermement. Les femmes qui s’opposent sont déclassées, inséminées de force et des études scientifiques minutieuses sont conduites sur leur cerveau.

Extrait : « Vous allez ouvrir le ventre de cette femme pour délivrer l’enfant pris au piège, l’enfant qu’elle porte sous contrainte. Il servira demain au front lors d’une prochaine mobilisation. Cessez ces outrages. » Dans une salle voisine, sur la table d’opération la jeune femme, Octavia, épuisée, le ventre en colline rebondie, attend le geste qui doit la libérer. Son visage n’est pas visible.

Extrait : Sur le ventre avance un minuscule serpent hôte du jardin universitaire. Dans l’arbre, il a tendu la pomme. Sa tête farouche oscille. Il protège la jeune femme et sera le gardien de l’être à venir. Il veille sur l’enfant à naître. Avec une allure de paon, mystérieusement droit, sa queue forme un ruban grège. Son corps dessine un sceptre, un hiéroglyphe tendant une main vers l’enfant dans un geste souple. Sous les rais de lumière défilent en gammes les sons d’orgue blanc. Soudain le silence de feutre de la grande salle d’opération est rompu. Un cri. La mère. L’enfant.

Extrait : Le serpent prend de nouveau sa défense et fixe les visages clos. Il s’interpose entre elle et les armes, les pics et la faux dont l’ombre squelettique appelle déjà la mort. Ses écailles hérissées et râpeuses sont une cuirasse protectrice. Au loin des animaux marins oscillent dans la pénombre de tentacules et de viscères. Des soldats en tenue de camouflage ont une expression figée d’effroi et leurs dents claquent devant les baïonnettes levées.

Extrait On aperçoit la trace rouge de l’ancien chemin de communication entre les nerfs et les veines, où passait l’influx nerveux qui a été tranché. La guerre touche à son comble, les tanks-crabes, les araignées- harpons, les filets-os et tentacules-doigts se faufilent, pénètrent les chairs, l’acier, se dispersent dans les cœurs, en poudre, en éclats bleus, mordorés, en lumière fine de sang. Un cri blanc fait vaciller la pénombre. Les fumées d’hydrocarbures des dépôts incendiés couvrent la langueur du couchant.

Extrait La guerre est lasse, elle s’efface. Lysistrata et Octavia ont eu gain de cause. Le métal a cessé de rugir, il est tombé en poudre fine sur le sol empoisonné par les bombes. Les armes sont rangées, la paix rétablie est inscrite dans les Constitutions.

Partout la fête, on s’enivre de liberté. Les fûts de bière sont percés, les vins d’Arménie, de Bohème et de Moldavie coulent. Les hommes pansent leurs plaies. D’autres se désolent et pleurent la dispersion de leur famille, les enfants perdus.

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Lecture au Parvis des Arts (Marseille)

Lors de la scène ouverte le 15 novembre 2023

Lecture d’un extrait d’Au delà des mers en huit lettres Editions Drosera

Cayenne le 02 avril 1927

Chère Marie

Je viens de m’installer en Guyane avec ma femme Hannah, après notre mariage à Lyon l’été dernier.

Hannah est si belle, je l’aime follement. Je l’ai rencontrée lors de mon précédent voyage au Maroc. Elle est musulmane, parle de nombreuses langues, est graphiste. Je te joins un texte en arabe classique qu’elle a calligraphié, je n’en connais pas le sens.

Nous travaillons tous les deux à Cayenne, moi comme ingénieur des eaux et forêts et Hannah à la Poste.

Ici la forêt est partout, elle couvre presque toute la Guyane, une forêt dense et primaire. Une des plus grandes forêts tropicales du monde avec une faune étonnante de perroquets, de mygales, de tortues et de jaguars. C’est un changement complet de décor.

En ce moment la folie de l’or fait tourner la tête à plus d’un. Nombreux s’improvisent orpailleurs et les chercheurs illégaux pullulent, conduisant à une exploitation agressive des sous-sols. L’administration est dépassée et la forêt tropicale en souffrance. On se croirait un peu dans le Far West américain avec cette frénésie de l’or, et la violence s’installe. Je fais de mon mieux pour préserver la nature et me sens souvent bien seul face à des intérêts purement mercantiles.

Nous avons pris quelques jours de repos pour visiter la province voisine du Brésil. Nous avons traversé la forêt amazonienne pour aller à Cabo Baso do Norte, une région extrême et difficilement accessible.

Je te joins une carte pour que tu puisses te la représenter, ainsi qu’une vieille photographie que j’ai retrouvée dans un livre lors du déménagement. On nous voit tous les trois avec les parents. Il manque juste Philippine qui était en pension ce jour-là. Tu préparais le baccalauréat dans la salle qui jouxte le café-jeu-de-boule-à-la-lyonnaise, avenue de la République, près du champ de foire aux Abrets. Tu étais bien studieuse, et moi je ne pensais qu’à courir dans les prés, jouer ou rêvasser. Edouard se tient bien droit à côté de nous avec son tambour. Papa a interrompu un instant son travail au café et pose devant l’objectif, maman sourit. On lit la fierté dans leur regard et aussi l’incertitude devant l’avenir. Ils n’ont pas fait d’études, et se demandent sans doute où cela va nous mener.

Au bout du monde… L’ironie du sort a voulu que nous nous installions tous les deux dans des contrées lointaines entre tropiques et équateur.

Parle-moi de ta vie au Togo et de tes projets. Comment vont les enfants ? Ils doivent encore avoir bien grandi, et Victor, navigue-t-il toujours autant ?

Nous rentrerons en France l’été prochain. Nous passerons aux Abrets voir les parents. J’espère te revoir. Cela leur fera plaisir que nous soyons réunis. Nous pourrons nous raconter tout cela, assis sur les chaises longues sous le bananier près du jeu de boule. Tu te souviens des lourdes boules de bois cloutées que nous peinions à tenir dans nos mains d’enfants ?

Ton frère

Jules

Merci à l’équipe du Parvis des arts de Marseille

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